Courrier

Lettre au Théâtre du Merlan (2)


Cour­rier
!! Lettre au Théâtre du Mer­lan II – 03/06

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Madame, Mon­sieur,

Je sou­hai­tais vous faire part de mes sen­ti­ments et ma cri­tique du spec­tacle Love Zoo que j’ai vu en février.

C’est la pre­mière fois que j’ose une telle chose, mais j’étais tou­chée par l’expérience. La soi­rée a fait réson­ner en moi cer­tains sou­ve­nirs de mon tra­vail huma­ni­taire en pays de guerre.

Bonne lec­ture. Tout com­men­taire et retour sera le bien­ve­nu.

Aman­da Loch

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La pièce de danse « inter­ac­tive » LOVE ZOO m’a beau­coup fait réflé­chir. Seize dan­seurs avec une cho­ro­gra­phie déter­mi­née ont invi­té des volontaires/spectateurs dans la salle, à par­ti­ci­per à la danse. Appa­rem­ment aucun fil conduc­teur n’à été ver­ba­li­sé (i.e. tra­vail sur la peur, sur une situa­tion) mais une évi­dence est appa­rue assez vite à mes yeux : nous explo­rions la limite entre une par­ti­ci­pa­tion volon­taire et une par­ti­ci­pa­tion mani­pu­lée. Les limites sont à fran­chir certes, mais dans quel cadre ? Ou plu­tôt pour quel but, quelle fina­li­té ?

Nous étions les « spec­ta­teurs » d’une pièce expé­ri­men­tale de danse, de danse inter­ac­tive. Nous regar­dions, au fur et au mesure de la soi­rée, les diverses scènes se dérou­ler. Les dan­seurs connaissent le dérou­le­ment. Les volon­taires assistent, en attente d’être choi­sis par un dan­seur ou une dan­seuse qui ne le connaissent pas. Le nombre de volon­taires n’est pas limi­té, cha­cun pou­vant se por­ter volon­taire à tout moment. Les pre­mières scènes de « mise en confiance » et « de prise de contact dans l’espace intime » se passent avec cer­taines per­sonnes, pas avec toutes. Ensuite, les scènes sui­vantes (1h30 de pro­gram­ma­tion) deviennent de plus en plus mar­quées dans leur bru­ta­li­té, dans la sug­ges­ti­vi­té, pour finir avec ce qui est plus que de la simple sug­ges­tion : des gestes sug­ges­tifs de viol, d’acte sexuel.

Oui, on peut tous être des mou­tons. Le fait que je me sois sen­tie prise en otage, mise dans le rôle de voyeur, n’est pas à refou­ler : je suis venue voir un spec­tacle par­ti­ci­pa­tif, effec­ti­ve­ment j’en vois un. Un spec­tacle qui me montre com­ment choi­sir une per­sonne naïve, volon­taire, qui, par cette pre­mière sol­li­ci­ta­tion et accep­ta­tion, peut deve­nir ensuite un objet com­plè­te­ment mani­pu­lé. La per­sonne est sans volon­té propre si elle n’a ni la place ni le temps de s’exprimer libre­ment. Je n’ai pas vu (à ma connais­sance) de volon­taires qui aient dit « stop » à un moment don­né, qui aient quit­té la scène.

Le scé­na­rio était connu des seize dan­seurs, les spec­ta­teurs par­ti­ci­pants entraient dans cette danse, et nous, les autres spec­ta­teurs dans la salle (et/ou dans la vie) avions le choix d’être spec­ta­teurs par­ti­ci­pa­tifs ou voyeurs.

J’ai res­sen­ti la même hor­reur et j’ai eu la même com­pré­hen­sion du phé­no­mène lorsque j’ai visi­té les camps de concen­tra­tion en Pologne : il est facile de mani­pu­ler les gens. Par un enga­ge­ment mini­mal et « juste » : aimer son épouse/époux, ses enfants, la vie, les bour­reaux étaient ame­nés à pro­té­ger leur patrie, ensuite à exter­mi­ner toute per­sonne dif­fé­rente .

Nous sommes cré­dules, naïfs, nous avons un pen­chant natu­rel pour le bon­heur, la vie, l’enthousiasme et la joie. On y va ! On se lance les yeux fer­més, à notre perte ! (Et, dans ce spec­tacle, les volon­taires, par un acte incons­cient col­lec­tif, ont été pour la plu­part du temps yeux clos) et voi­là Les par­ti­ci­pants sont emme­nés via un enga­ge­ment mini­mal ; via la route de petit-à-petit-les-choses-sont-pous­sées-de-plus-en-plus-loin ; un enga­ge­ment sans connaître les termes du contrat (la cho­ré­gra­phie), à faire des actes qui violent la digni­té et le res­pect de l’être. Petit à petit les actes se déroulent, dou­ce­ment les limites sont fran­chies, et elles deviennent la norme. En y par­ti­ci­pant on devient com­plice (soit voyeur soit par­ti­ci­pant), com­plice de viols col­lec­tifs, d’actes intimes avec des posi­tions cor­po­relles humi­liantes, très char­gées en conno­ta­tions. Les volon­taires sont deve­nus des acteurs invo­lon­taires de scènes de vio­lence cor­po­relle, de non-res­pect de l’être. Les limites sont fran­chies, par l’abolition for­cée de la « dis­tance », de l’élément « temps », éga­le­ment grâce à la pres­sion sociale et au confor­misme d’un tel lieu, d’une telle pré­sen­ta­tion. Voi­là com­ment l’espèce humaine a pu vivre l’expérience de l’extermination des peuples, voi­là com­ment la guerre a démar­ré en You­go­sla­vie, en Rwan­da, au Congo

Ce spec­tacle m’a appor­té beau­coup, dans le sens où j’ai été « tes­tée » comme voyeuse. J’aurais pu quit­ter de la salle, mais la vio­lence a mon­té tel­le­ment sub­ti­le­ment que c’est arri­vé avant que j’aie pu prendre une déci­sion. J’ai été pri­son­nière des contraintes que j’ai fabri­quées dans ma tête : arri­vées à deux en voi­ture, et de loin, nous n’allions pas repar­tir sans voir de quoi il retour­nait, et c’est quand même un spec­tacle qui inter­pelle Bien sûr la curio­si­té joue aus­si. J’ai pu res­treindre mon propre élan débor­dant pour une fois, je crois que notre arri­vée avec 20 minutes de retard m’a sau­vée. Sinon, j’aurais été presque sûre­ment une par­ti­ci­pante aveugle aus­si.

Avec du recul, le clou du spec­tacle pour moi aurait été qu’il y ait deux dan­seurs pro­fes­sion­nels de la troupe qui se révoltent vio­lem­ment aux moments forts, un en posi­tion de mani­pu­la­teur, un dans le rôle du mani­pu­lé. Cela aurait pu être pré­vu dans la cho­ré­gra­phie, ou spon­ta­né et impro­vi­sé. Vive le libre arbitre ! Que deux autres dan­seurs, dans le public pas­sif, quittent la salle pour mon­trer les options en tant que spec­ta­teur. Et si de « vrais » spectateurs/participants volon­taires quit­taient la scène, la salle ? Eh bien !, qu’ils soient accueillis à la sor­tie par les gens de la com­pa­gnie, invi­tés dans une autre pièce, que la situa­tion soit expli­quée, et qu’à la fin de la repré­sen­ta­tion, ils rejoignent la salle afin qu’une vraie dis­cus­sion ait lieu. Leurs réac­tions feraient par­tie de la polé­mique pour après.

Voi­là le « but » d’un spec­tacle artis­tique pour moi. Ne pas pola­ri­ser tout sur la vio­lence, mais mon­trer que le libre arbitre existe, qu’il faut conti­nuel­le­ment mettre en ques­tion­ne­ment nos enga­ge­ments et poser et/ou redé­fi­nir nos limites. Oui, mon­trer l’escalade de vio­lence, mais pour faire réflé­chir, et pour­quoi pas, pro­po­ser un espace d’échange / de dia­logue après. D’autant plus que l’événement était annon­cé comme « par­ti­ci­pa­tif ».

J’aurais appré­cié une dis­cus­sion après le spec­tacle pour dire ce que cela a remué en moi. Ce spec­tacle m’a déçue car il m’a frus­trée : il repré­sente, comme la télé­vi­sion le fait, le com­por­te­ment mou­ton­nier, mais il ne per­met pas que d’autres options soient pos­sibles. Com­ment redé­fi­nir la socié­té ? Peut-être avec des repré­sen­ta­tions et des dis­cus­sions entre citoyennes et citoyens.

Aman­da Loch

Article créé le 16/02/2020

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